Dans un article paru cette semaine sur le site The Conversation, Jean-Louis Dessalles, maître de conférences à l’Institut Mines-Télécom (IMT), revient sur la notion d’intelligence dans l’Intelligence Artificielle.
L’IA est-elle devenue l’égale de l’Homme ? Va-t-elle le supplanter ? Avons-nous encore notre mot à dire ?
L’illusion de l’intelligence
L’auteur de l’article commence par relater les premiers faits d’armes des algorithmes de Deep Learning (apprentissage automatique profond à base de réseaux de neurones) à partir de 2012 et notamment la fameuse victoire d’AlphaGo en 2015. Puis il s’émerveille sur le modèle GPT-3 de génération de textes et ses 175 milliards de paramètres, prouesse encore impensable cinq ans en arrière.
En essayant de se projeter dans le futur, que vont nous réserver ces algorithmes d’apprentissage ? Jean-Louis Dessalles s’interroge, parlant des compétences créatives des IA modernes et la génération de tableaux ou de morceaux de musique.
Pour ma part, je suis plus nuancé sur ce point car il ne s’agit pas d’un pur processus créatif, émanant de la seule volonté d’une IA mais d’une simple imitation du style de peintres célèbres, une œuvre de commande comme pourrait le faire un artiste copiste.
Il n’y a pas d’intention, ni but, ni arrière-pensée, seulement l’exécution d’un programme utilisant un modèle entrainé avec les tableaux de l’artiste choisi par ses concepteurs humains. Comme par exemple, ce tableau « à la manière de Rembrandt ».
Jean-Louis Dessalles ajoute que l’IA repose sur plusieurs techniques notamment l’apprentissage profond et qu’il s’agit d’un processus associatif doté d’un mécanisme dit continu, c’est-à-dire que l’ajout de bruit, par exemple, sur les images entrainant ou testant le modèle ne va pas changer la perception globale du programme.
Cependant, certains travaux (2018, 2019) montrent qu’il est tout à fait possible de tromper un algorithme de reconnaissance avec quelques petits changements dans le jeu de données. Et que penser de ces expérimentations pour tromper le pilote automatique de Tesla ? Le véhicule totalement autonome en toute circonstance et en toute sécurité n’est décidemment toujours pas pour demain.
Faire des associations ne suffit pas. Pour l’auteur, c’est un petit aspect de l’intelligence et « les humains ont d’autres pouvoirs ».
Retour à la réalité
Jean-Louis Dessalles rappelle qu’un réseau de neurones ne sait pas calculer ni raisonner dans le temps. Remarque : même s’il est implémenté sur un ordinateur (qui est une grosse machine à calculer), un réseau de neurones entrainé à faire des opérations de calculs élémentaires ne donnera qu’un résultat approximatif.
« Les programmes associatifs ne peuvent même pas deviner qu’un animal mort le mardi n’est pas vivant le mercredi. »
Ainsi il évoque la modélisation en sciences cognitives qui parle d’autres mécanismes, composantes de l’intelligence humaine : comprendre le sens des choses, repérer les structures ou les anomalies inédites.
Je pense que ces avantages sont le résultat de milliers d’années d’évolution de l’espèce humaine, une nécessité guidée par l’instinct de survie. Aidé par la plasticité du cerveau, l’être humain a pu progressivement développer un esprit analytique.
Jean-Louis Dessalles conclut que les réseaux de neurones sont plus perçus par le grand public comme des super-automatismes que comme de réelles intelligences. Pour compléter ses propos, je vous conseille également la lecture de son ouvrage Des intelligences très artificielles paru en 2019 aux éditions Odile Jacob.
« Aucune forme d’intelligence ? Ne soyons pas trop exigeants, mais restons lucides sur l’énorme fossé qui sépare les réseaux de neurones de ce que serait une véritable intelligence artificielle. »
En effet, prenons l’exemple de la chaise (que j’adore citer). Un tout jeune enfant va comprendre très rapidement ce que c’est, à quoi ça sert et pourra reconnaitre n’importe quel type de chaise (quelle que soit sa forme, sa matière ou sa couleur). Il pourra même, le cas échéant, détourner la vocation première d’un objet pour en faire un endroit où s’asseoir.
A contrario, un réseau de neurones entrainé avec des milliers voire des dizaines de milliers de photos de chaises de toutes les formes et de toutes les couleurs ne pourra jamais vous assurer à 100% qu’il aura bien reconnu une chaise. Quant à s’asseoir dessus…
Je pense sincèrement qu’une grande partie de l’intelligence humaine vient en fait de l’expérience de la vie physique. L’être humain a conscience de soi et des choses qui l’entourent. Il vit et ressent des émotions. Il a progressivement inventé et développé des stratégies de survie puis de vie en sociétés organisées pour être toujours plus réactif et efficace face aux défis à surmonter. Il est de plus doté d’un grand sens de la curiosité.
Cogito ergo sum disait Descartes. C’est ce qui fait encore le propre de l’Homme et sa supériorité sur la Machine.
Emotion au lever du Soleil
Dans la maison familiale, nous avions une reproduction de ce tableau de Claude Monet. D’une taille modeste (environ 30 cm sur 40 cm), il était exposé dans un escalier que j’ai emprunté plusieurs fois par jour pendant des années.
J’avais fini par développer une connaissance intime de cette peinture. J’y voyais la structure générale, les couleurs mais aussi les petits détails.
Imaginez maintenant ce qu’a pu ressentir l’artiste à ce moment de son existence (il venait de tenter de se suicider), ce qu’il a perçu ce matin là, ce qui a attiré son regard, ce qui a influencé sa composition.
Une intelligence artificielle pourrait analyser ce chef d’œuvre et y voir une clôture, une maison, un paysage enneigé et un oiseau. Mais que pourrait-elle ressentir en le contemplant ? Je ne pense pas me tromper en affirmant : RIEN !
Il y a quelques années, j’ai visité le Musée d’Orsay et je suis tombé sur le tableau authentique qui est d’une taille assez remarquable (90 cm sur 130 cm). Même en le connaissant par cœur, j’ai été pris d’une vive émotion en le découvrant physiquement pour la première fois.
Je voyais les jeux de lumière, les nuances de blanc, les coups de pinceaux, etc. De plus, ça m’a rappelé des souvenirs d’enfance, des odeurs, l’atmosphère de la maison familiale (qui avait été vendue 4 ans auparavant suite au décès de ma mère). Comme le fonctionnement du cerveau humain est étrange !
Peut-être que des IA incarnées, bardées de capteurs et d’algorithmes de reconnaissance sensorielle, pourraient développer à la longue une certaine forme de conscience de leur environnement. Ainsi elles pourraient également prendre conscience d’elles-mêmes et de leur place dans le monde en cultivant leur subjectivité.
Encore pas mal d’avance…
Malgré tous les progrès de ces dernières années, les programmes d’intelligence artificielle (dont certains modèles exécutent près de 100 millions de neurones avec la consommation électrique d’une ville moyenne) ne sont pas encore en mesure de concurrencer l’être humain (environ 86 milliards de neurones et 1000 à 10000 synapses par neurones avec une consommation de 20 watts !).
L’ordinateur demeure une grosse machine à calculer tandis que nous sommes des êtres vivants et sensibles, doués de raison.
L’intelligence ne doit pas se mesurer en nombre d’opérations par seconde ou en temps de calcul. Elle représente la capacité à trouver des solutions innovantes face à des situations inconnues, à prendre les meilleures décisions dans l’incertitude, « à naviguer à vue dans le brouillard de la vie ».
L’être humain dispose de cette capacité d’introspection, d’anticipation et de projection. Il a conscience de soi et de sa vulnérabilité, de son caractère mortel. Il accumule tous les jours des expériences de vie. Il part à la conquête de buts, d’objectifs et de sens. Plus généralement, il recherche également un équilibre émotionnel, le bonheur et l’amour.
L’intelligence ne se résume pas à quelques algorithmes d’apprentissage. C’est la somme de nos expériences, de nos interactions avec le monde qui nous entoure et les autres, qui forge notre intelligence et notre capacité à vivre en société, à affronter les épreuves, à trouver des solutions aux problèmes, à innover.
… Mais jusqu’à quand ?
Il est très difficile voire quasi impossible de donner une date d’échéance. Les progrès en neurosciences sont rapides et constants. Cela nous aidera à comprendre toujours mieux les mécanismes de pensée. Les capacités technologiques n’ont pas encore atteint le plafond de verre. Nous devrions donc avoir les moyens de la mise en œuvre. En bref, on n’arrêtera pas le progrès !
Grâce aux puces neuromorphiques, aux nouveaux algorithmes, à l’hybridation des techniques d’intelligence artificielle, aux robots humanoïdes compagnons et à une insatiable curiosité nous animant, il est un peu près sûr que nous développerons des systèmes toujours plus intelligents.
L’IA de demain sera-t-elle sujette aux névroses ? Si tel est le cas, je pense que nous pourrons dire qu’elle sera devenue « humaine » !